Il y a bien des façons d’être un homme ou une femme, que deux-mille ans de culture chrétienne dominée par la doctrine paulinienne ont, après l’aurore hellène, ramené à la norme d’une virilité conquérante, blanche, hétérosexuelle, écrasante pour les femmes comme pour les hommes. Une des vertus de notre siècle sera peut-être d’avoir permis de commencer à en sortir.
Les deux livres publiés et traduits de Madeline Miller, que j’ai eu le plaisir de découvrir grâce à la critique d’Elbakin et puisent, comme de juste, dans la mythologie grecque, ajoutent sans doute une pierre à l’édifice, à travers leurs héros respectifs – Patrocle dans
Le Chant d’Achille, et Circé dans l’ouvrage éponyme. Un homme et une femme qui semblent d’abord réduits aux archétypes de leur genre, mais évoluent au fil des chapitres vers une singularité qui outrepasse toute catégorisation. L’une des qualités de Madeline Miller est d’ailleurs d’éviter les écueils du discours hétéronormé comme ceux du communautarisme, qui réduiraient le désir et ses multiples expressions à des régions aux frontières imperméables. Dans les premiers chapitres du
Chant d’Achille, Patrocle a tout du cliché « gay », « efféminé », diraient d’aucuns, timide, présentant peu d’aptitudes aux exercices guerriers auxquels Achille excelle.
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C’est pourtant une accusation de meurtre qui amène le tout jeune Patrocle dans la maison d’Achille ; le garçon s’est en vérité défendu d’une agression, mais fils d’une maison patricienne, la victime accidentelle doit être vengée, et Patrocle arrive chez le roi Pelée en prince déchu de son nom et de son titre.
C’est ainsi, anonyme parmi la cour d’admirateurs qui entoure le jeune prince Achille, que Patrocle s’éprend du demi-dieu. La fulgurance de leur attirance n’a rien d’évident, et si le roman écrit à la première personne nous laisse extérieurs aux motifs d’Achille, on comprend que c’est lui, en vérité, qui initie les premiers pas d’un amour irrémédiable. Et ainsi, peu à peu, les rôles qui auraient pu apparaître au départ comme allant de soi s’égalisent subtilement. La tension érotique croît avec l’âge, la séparation refusée, les retrouvailles dans la fabuleuse retraite de Chiron, et l’initiation amoureuse est finalement décrite avec pudeur et sensualité. Ensuite, les épisodes bien connus de la guerre de Troie s’enchaînent implacablement, avec la même verve épique et la densité tragique que dans le
Lavinia d’U. Le Guin : bien qu’on connaisse la fin de l’histoire – peut-être d’ailleurs à cause de cela –, on ne peut s’empêcher d’espérer qu’elle se déroulera autrement.
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Mais la fureur guerrière s’empare d’Achille, et finalement de Patrocle, et les amants rejoignent le mythe.
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La fin, avec le retour de la nymphe Thétis et ses rapports conflictuels avec Patrocle, est aussi douce et amère qu’une élégie.
Le roman, néanmoins, n’échappe pas à quelques défauts, parmi lesquels une tendance à rabattre les évidentes qualités du texte sous quelques clichés de la romance, qui peuvent nuire parfois aux dialogues. Le style de Madeline Miller n’a rien de remarquable par ailleurs, un peu plat, même, par moments.
Ce dernier défaut est largement amendé dans
Circé. Récit plus mûr, à la structure plus complexe, bien que conservant la narration à la première personne. J’enchérirais sur presque tous les points positifs mis en avant par Gillossen dans sa critique : une réécriture du mythe à la fois érudite et humaine, qui fait vivre une héroïne féminine parfaitement crédible, au-delà des contingences historiques. Une réserve cependant : là où la voix de Patrocle m’a touchée dès les premières lignes, j’ai mis un certain nombre de pages pour m’attacher à Circé. Après-coup, je dirais que son statut de déesse n’a pas aidé. Toute la période au palais d'Hélios, qui précède son exil, me semble la plus faible du roman, les personnages y sont un peu « mécaniques », enferrés dans leurs attributs divins, et Circé elle-même n’est guère crédible en déesse. Elle l’est beaucoup plus en femme dont on finit par oublier la filiation,
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sur l’île où elle rencontrera Ulysse
. À partir de là, l’histoire est irrésistible, poignante, et très proche de ce que j’ai ressenti en lisant U. Le Guin. À mon sens, Madeline Miller soutient vraiment la comparaison.
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Peu avant l’arrivée d’Ulysse, la scène de viol est bouleversante. Racontée sans complaisance ni, à l’inverse, circonvolutions maniérées, ce moment où une femme – non pas déesse, personnage tiré d’une mythologie ancestrale, mais une parmi les milliers qui continuent d’en être victimes – n’a plus d’autre recours que de se déconnecter de son corps, ses émotions et sensations, et attendre que son violeur ait fini, est ici décrit avec une précision et un réalisme psychologique qui laissent des traces.
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Circé aurait pu twitter « me too », voilà ce que j’ai ressenti en la lisant, ce qui n’est pas donner dans une quelconque « victimisation », ou prêcher un moralisme bridant la liberté d'expression, mais affirmer que oui, c’est en écrivant ce genre de texte qu’on débusquera la culture du viol partout où elle se loge – et malheureusement, la fantasy, y compris dans ses titres et auteurs les plus renommés, est loin d’en être exempte.
Deux livres avalés en une semaine, un plaisir à y découvrir une mythologie grecque vivante, qui dit quelque chose de notre époque, et nous emporte dans les méandres du désir sans jamais les simplifier, voilà ce que je retiendrai de cette lecture.
Navrée, encore, pour la longueur de l’avis. Il n’y avait pas de sujet dédié au
Chant d’Achille, et je n’ai pas voulu en créer un avant une éventuelle critique du site.